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15/20 Labdacids

2022

 

Spéculaires intimités

par Camille Ayoras

 

Sommaire

ch. 1 

En 1860, un grand magasin de literie est bâti sur un ancien terrain qui appartenait à l'hôpital des Quinze-Vingts, non loin de la rue Bergère. Le 2 mai 1869 une salle de spectacle y est ouverte. On ne sait pas exactement pourquoi.

 

ch. 2 

En 1912 a lieu la première apparition sur scène, en nu intégral, d'une femme aux ongles un peu longs, aux pattes plutôt velues, aux omoplates fort développées, spectaculairement étirées. « Stéphie, c'est mon nom, Sfi mon nom d’artiste » déclare-t-elle en guise d’explication. On n’en demandait pas tant.

 

ch. 3 

Un mardi de l’été 1913, Gérard Ley-Hoos, directeur de l’établissement, relève l’importance des plumes dans le costume de Sfi : « Les plumes, c'est une responsabilité de poids qu'il ne faut pas prendre à la légère ». On reste coi.

 

ch.4 

Jeudi 18 avril 1930, juste avant la pause de midi : sur le bureau de la Préfète Jauk Haste est déposé le rapport d’enquête du brigadier Ezi Ode, dans lequel on apprend que Sfi est en réalité la fille de l’incestueuse Échidna et de son fils Orthos, le chien bicéphale de Géryon. Le préfète en déduit que Sfi est à la fois la demi-sœur et la nièce de Cerbère, de l'Hydre de Lerne, de la Chimère et du lion de Némée. « Trop, c’est trop » s’exclame la Préfète dont la lignée était, pour sa part, parfaitement linéaire. Aussi recommande-t-elle à l’irrésistible Sfi de se faire plus discrète et de ne plus trop la ramener. On peut comprendre.

 

ch. 5 

Apologue.  Le 24 avril 1931, une maison close de luxe,

« Le Sphinx », est ouverte au 31 boulevard Edgar-Quinet par le mafieux vitriot O. Deubit. L’établissement est un superbe lupanar qui reprend l’emplacement d’un ancien marbrier funéraire. Le sous-sol est en communication directe avec les catacombes. Une porte permet, en cas de besoin, un repli discret vers les souterrains. Sfi aime à y séjourner. Et à y recevoir. On imagine. 

 

*

Le fatum c’est quand le cours des choses suit l’ordre du discours. 

 

Qu’une divinité se prononce, qu’elle dise sa volonté, la voie d’un mortel s’en trouve tracée. Même si c’est par quatre chemins, avec détours et allers-retours, même si tout est tenté pour aller à rebours, c’est toujours déjà trop tard, ça finit par arriver, ça passe d’une rive à l’autre, des mots vers les choses. Toujours. Des événements s’ensuivent, unités grammaticales tard décryptées, tragiques toujours. 

Ici : parricide, inceste.

Les décrets divins ont ce pouvoir. 

 

Mais certains secrets entre humains font aussi bien l’affaire. Eux aussi ont leurs sécrétions et la famille s’entend, sans mot dire et à contre-coeur, à tenir le secrétariat des comptes qu’elle aura, un jour ou l’autre, à rendre. 

 

En secret, Jocaste et Laïos s’entendent pour déjouer l’oracle, s’unissant nuitamment pour abandonner neuf mois plus tard la progéniture à la mort grâce à l’entremise d’un berger tenu, provisoirement, par le même secret. 

 

Or la lignée est boiteuse. Chez les Labdacides, la boiterie innerve l’arbre généalogique en entier.  Chez Oedipe en particulier, qui porte dans son nom l’originelle blessure d’un mouvement entravé, gauchi.

Tel est le temps tragique, qui ne donne forme à des événements qu’en leur imposant les rigueurs d’une formule. Par promulgation : décrets d’en-haut. Par rétention et répétition : secrets humains, trop humains.

 

Conséquences? Il pourrait arriver qu’ici-bas l’ordre du temps s’effondre, que la chronologie entre en fusion, qu’on ne puisse plus distinguer les âges, les places, les statuts. Le fatum de Oedipe est de commettre parricide et inceste : son âge sera aussi l’âge de son propre père, son âge sera aussi l’âge de ses propres enfants, ses frères et soeurs aussi bien.  

 

C’est tragique. Non parce que tout est joué d’avance mais parce qu’il n’y a plus de jeu entre des temps différents. Il n’y a plus de différance.

 

D’où la Sphinge, l’étrangleuse. 

 

Ses sphinctériens resserrements. Entre ses griffes, le temps contracté, compressé, résorbé.

 

Vivante, elle expulse Laïos hors de Thèbes, elle provoque le parricide. 

Parti consulter l’oracle pour mettre fin au fléau, le vieux roi est tué par un jeune guerrier. Celui-ci lui dispute la préséance sur un chemin si étroit que leurs deux chars ne peuvent de front s’y croiser, seulement y prendre l’un de l’autre la suite - et les âges dûment s’y succéder. Restera un seul char pour franchir le passage, un seul homme pour endosser les années.

 

Morte, la Sphinge introduit Oedipe dans Thèbes, elle l’élève sur le trône vacant aux côtés de la reine. Par elle s’accomplit l’inceste monstrueusement fécond, l’hybridation de la maturité, de l’enfance et de la vieillesse.

 

 

Le pouvoir de la Sphinge est catalytique.

 

La venue de la Sphinge n’est pas l’un des événements. Son intervention les fait tous advenir.

La Sphinge n’est pas l’une des protagonistes. Plutôt les jette-t-elle les unes, les uns, sur les autres.

 

Sous le drap voilant le sexe d’Oedipe, Gustave Moreau n’a-t-il pas suggéré le corps incestueux de la reine s’extrayant, à la verticale, de la Sphinge et, déjà, pénétrant la nudité du fils? N’a-t-il pas, dans la même scène, peint l’autre corps royal, en agonie, pointé à l’extrémité de la lance du fils parricide? 

 

La puissance de la Sphinge s’exerce par-delà l’opposition entre présence et absence. Sa disparition, qui fait entrer Oedipe dans Thèbes, ne produit pas une moindre dévastation que son apparition - qui avait fait sortir Laïos de Thèbes. 

 

Mieux, son absence est un lointain qui n’est qu’une variation autour de sa présence, d’autant plus menaçante qu’on croit la Sphinge défaite. 

 

Toujours la Sphinge est proche, elle est près, présente à même son éloignement. Car sa puissance de dévastation ne demande pas chaque fois le face-à-face : sans la rencontrer au sens où Oedipe la rencontrera, Laïos agit déjà sous son emprise.

 

 

Elle agit encore alors qu’elle ne peut plus être nulle part rencontrée. 

Déjà elle agit sans même qu’on ait à lui faire face.

 

Elle absout dialectiquement les contradictoires. 

C’est elle qui transforme la fuite en un chemin qui fait rejoindre ce qu’on fuit. Elle inverse les signes, la signalétique, pour que s’inscrive le sens.

Sens, non pas signification. 

Le sens :  la direction. 

Des mots tout droit dirigés vers les choses qu’ils nomment, appelés à devenir elles, les appelant par leurs noms : parricide, inceste.

 

Un mythe, ce n’est pas un récit qui rappellerait des événements passés. Un mythe est une trame oraculaire qui produit des événements en les appelant-épelant.

 

Oedipe, dont l’oedème originaire vaut signature, n’était-il pas tout désigné pour résoudre l’énigme?

 

« Il y a sur terre un être à deux, à trois, à quatre pieds, et qui n'a qu'une voix. Il change de nature, seul entre tout ce qui se meut ici-bas, ou rampe, ou traverse l'air et la mer. Mais lorsqu'en marchant il s'appuie sur plus de pieds, la célérité de ses membres diminue: sa marche en est ralentie. » 

 

L’énigme est proférée par un être lui-même hybride, aux appuis changeants, dépeignant l'humain comme un être d’abord quadrupède, puis bipède, tripode enfin.

La Sphinge, c’est qui ? La progéniture de l’incestueuse Echidna unie à son fils Orthos, chien bicéphale. La Sphinge, c’est quoi ? « Fille qui rampe, vole et marche, lionne qui laisse en courant une piste aux formes hybrides… Une femme ailée par devant ; au centre un fauve frémissant ; à l’arrière un serpent lové. Elle s’en va, femme ou reptile, fauve, oiseau ? Non, rien d’achevé. C’est une fille… Où sont les pieds ? Un fauve grondant ? … Mais la tête ? Ah ! Quel mélange hétéroclite et parfait d’êtres imparfaits ! ». 

 

L’énigme de la Sphinge n’est pas une question, on n’y répond pas. 

On la résout en dénouant l’intrication serrée, comme étranglée, entre réponse et question. Car l’énigme est la réponse à une question. Reste à trouver la question.

 

L’énigme de la sphinge appelle une mise en question du sujet qui questionne. Non pas : qu’est-ce que c’est que ça? Mais : que suis-je? Encore faut-il passer du « ça », démonstratif qui fait le monstrueux, à la mise en question de sa propre monstruosité. 

 

Suis l’image. Vois la spécularité des visages et des corps.

La sphinge n’est pas un être. 

C’est un reflet, une apparition qui prend figure humaine. 

 

La sphinge? Un miroir. Il n’y a qu’à s’y chercher, il n’y a qu’à répondre de soi d’une seule voix, la même à travers les âges.

 

La question est : qu’est-ce que l’humain? 

L’énigme répond : l’humain est un être doué d’une seule voix qui le matin est à quatre pattes, le midi à deux, le soir à trois. Pour l’entendre comme une réponse, encore faut-il poser la question qui y correspond, encore faut-il se poser la question de ce que nous sommes : nous mettre nous-mêmes en question. 

 

L’humain, c’est le monstrueux, le merveilleux, l’étonnant, le détonnant, le stupéfiant, le « deinon » par excellence : l’humain, le plus deinon parmi les êtres deina, dit le premier stasimon de l’Antigone de Sophocle.

 

 

L’humain n’est pas moins monstrueux que la sphinge, fauve-reptile-volatile qui prend, le temps de la rencontre, visage humain. 

 

L’humain est monstrueux, tout autant quoique moins spectaculairement. Il est trois êtres non pas simultanément, plutôt successivement. 

 

Qui donc, sinon Oedipe commettant parricide et inceste, occupant trois places à la fois, pouvait prendre, à Thèbes, celle de la Sphinge? 

 

Non plus, cette fois, en restant aux abords de la cité, dans les faubourgs, aux portes de Thèbes. Cette fois, en y pénétrant. 

 

Il en sortira les yeux crevés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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